C'est
à M. Dutertre, inspecteur du travail des enfants dans les manufactures,
ancien de l'Administration des télégraphes, que la Haute-Normandie doit
son premier réseau téléphonique. M. Dutertre en tant que membre de la
Société Industrielle, participait aux conférences faites à l'Hôtel de
ville de Rouen en décembre 1877. C'est lui qui, avec le docteur Gouault réalisa
les premières expériences téléphoniques.
Dès
le mois de juillet 1878, M. Dutertre installe un fil téléphonique entre
sa demeure particulière et la mairie de la petite commune de La Vaupalière
dont il est le maire. Puis peu à peu, il ajoute de nouveaux fils: il
relie le garde champêtre distant de 1600 mètres, le receveur des
contributions, distant de 2000 mètres. En mai 1879, il fait la demande
officielle pour un réseau avec 6 stations : j'ai l'intention
de faire construire un réseau complet de lignes aériennes qui
relieraient à la Mairie la recette des contributions indirectes, dont le
receveur est un conseiller municipal et le domicile du garde-champêtre.
Les mêmes poteaux serviraient à supporter des fils
spéciaux
mettant en communication la Mairie avec le presbytère et la maison de
l'adjoint au maire plus le prolongement de la ligne vers ma demeure
particulière. Les avantages généraux de cette installation seraient de
relier les extrémités de la commune avec la Mairie d'où seraient expédiés
des ordres, il serait facile d'obtenir promptement les secours des sapeurs
pompiers ou de la gendarmerie.
En
mai 1880 M. Dutertre obtient du Ministre, avec avis favorable du préfet,
l'autorisation de relier son réseau à Maromme, le chef lieu de canton
situé à 4 km de La Vaupalière.
Voici
la description du réseau : "l'appareil choisi est celui de Gower (système de Bell perfectionné). Des études
comparatives ont fait reconnaître que le système Bell est encore celui
qui a la supériorité pour transmettre les caractères distinctifs de la
voix M. Dutertre a ajouté un ingénieux petit système avertisseur, pour
qu'il fût possible de savoir sans retard si quelqu'un se trouvait à
l'appareil sollicité pour répondre immédiatement. Le fil est supporté
à l'aide d'isolateurs mobiles dits à queue. La portion du fil
susceptible d'être en contact avec le support est entourée d'un
morceau de caoutchouc vulcanisé. Dans une grande étendue du parcours,
les supports-isolateurs sont piqués aux arbres de la forêt le long de la route qui
conduit à La Vaupalière. Une fois en haut de la côte, les isolateurs
sont apposés contre les maisons; puis, sur un espace d'environ deux kilomètres,
ils sont attachés à des poteaux placés de 90 mètres en 90 mètres. En face de la mairie, un certain nombre de fils
devant
provenir de différentes directions et attendant une destination sont réunis
dans un tuyau, traversent le chemin sous terre et arrivent au système
receveur. Pendant ce cours trajet les fils
sont
chacun revêtus d'une couche de gutta-percha
; cet enduit a pour but d'isoler les courants. Là, chaque fil
est
mis en rapport avec un commutateur suisse. Par le moyen de cet appareil,
on établit la communication avec le point téléphonique avec lequel on
doit correspondre.
Les
essais sont tout à fait concluants et certifiés par le docteur Laurent,
membre de la Société Industrielle de Rouen, qui rapporte:
j'ai entendu distinctement les paroles et les phrases émises par les
personnes qui ont communiqué avec moi par le téléphone administratif de
M. Dutertre. Le son de la voix arrive à l'oreille, de manière à
comprendre très clairement. Le timbre présente même des différences
caractéristiques qui permettent de reconnaître la voix des personnes qui
parlent ". De son côté, M. Dutertre écrit au Directeur ingénieur
des télégraphes de Rouen : "ce fil
a fait ses preuves; gendarmes, contrôleur des contributions directes et
indirectes, percepteur, agent-voyer, l'ont tous employé pour avoir des renseignements plus prompts;
des malfaiteurs, des conducteurs de voiture ivres ou sans lanterne, ont pu
être arrêtés, signalés au passage par le secrétaire de la mairie' (juin
1881).
En
novembre 1880, M. Dutertre présente à ses collègues de la Société
Industrielle, un projet de "téléphonie
administrative dans les communes rurales et de son application au service
public". II montre tout d'abord la supériorité du téléphone
sur le télégraphe : "pour
un service télégraphique il faut
un employé spécial, un employé initié aux difficultés de la marche de
l'appareil télégraphique. Avec l'appareil téléphonique, point de
complications semblables. Tout le monde est apte à parler dans un cornet
téléphonique, à mettre le cornet à l'oreille, à écouter. 11 suffit
d'une explication fort simple, d'une démonstration élémentaire pour
permettre à même une personne dont l'instruction est très restreinte,
pour ne pas dire nulle, de correspondre par
le téléphone. "
M.
Dutertre insiste ensuite sur les profits que chaque commune rurale doit
retirer du téléphone : "je mentionnerai
tout d'abord les communications qui doivent avoir lieu dans la commune.
Quand il est nécessaire de recourir au garde champêtre, il faut avoir
sous la main quelqu'un à envoyer chez ce fonctionnaire, il faut écrire
l'ordre à transmettre, remarquez la vitesse d'exécution avec l'emploi du
téléphone. Une communication verbale est rapidement faite et allège le
fardeau bureaucratique. Actuellement, il faut de trois à cinq jours pour
les communications de commune à commune.
Les
intérêts agricoles eux mêmes ont une part considérable à attendre du
téléphone administratif. Les dépêches astronomiques, le cours des denrées,
certains conseils urgents, etc... pourront être propagés dans un bref délai
parmi les habitants. Il n'est pas jusqu'à l'administration militaire pour
le recrutement; lors d'une levée d'hommes, en cas de guerre, et même la
stratégie qui n'aient à profiler largement de l’installation
en question.
En
cas d'incendie, on ne saurait
encore contester qu'il soit du devoir de l'autorité municipale de
recourir le plus promptement possible, à tous les moyens, pour faire
appel aux personnes capables de porter secours. II en sera de même s'il
arrive un accident.
Un
aune point essentiel que je ne puis passer sous silence, c'est
l'assistance médicale dans les campagnes. Vous remarquerez que notre
petite commune, comme bien d'autres, est trop petite pour posséder un médecin
et un pharmacien. Les habitants sont obligés, pour se faire soigner, de
s’adresser à un praticien domicilié à une distance plus ou moins
gronde ; le médecin n'est pas chez lui, est en tournée, quelquefois dans
une commune avoisinant La Vaupalière ; il retourne fort tard à son
domicile où il trouve l'adresse du malade de La Vaupalière. Le médecin,
harassé de fatigue renverra au lendemain matin la visite à
faire. Avec l'installation d'un appareil téléphonique quelle différence
! Un appareil serait placé
chez le médecin cantonal chargé de
la médecine chez
les indigents et le médecin le plus voisin de la commune. Le médecin
pourrait être prévenu par le téléphone, chez lui et dans les communes
où il est en tournée, Il pourrait en passant à chaque station téléphonique,
s'informer s'il est demandé. On peut dire de même pour ce qui concerne
le pharmacien et l'obtention de médicaments urgents.
Ainsi
encore, au moment des élections,
pour les renseignements nombreux que
les autorités réclament ,cette installation sera on ne peut plus
utile."
M.
Dutertre propose ensuite la formation d’un réseau plus complet qui
relierait 13 communes du canton de Maromme. Il prévoit même des lignes
supplémentaires qui fonctionneraient
dans le cas où une ligne du réseau serait interrompue pour une cause ou
pour une autre". Après
avoir pris contact avec les deux compagnies qui exploitent le téléphone
â Paris, il évalue le coût total à 6.500 Fr dont 150 Fr par km de fil
et 100 Fr pour chaque station téléphonique.
Enfin,
pour rentabiliser le réseau, M. Dutertre propose que le téléphone
administratif 'soit autorisé à
servir les particuliers
pour les communications privées Cela créerait une source de revenus qui
pourrait être employée : premièrement
à la défalcation des premières dépenses d'installation , deuxièmement
à la satisfaction des frais d'entretien , troisièmement à la rémunération
des employés ou
des personnes employées à la manipulation et au
soin des appareils.'
Est-il
nécessaire de préciser que ce projet fut présenté au Conseil Général
et au préfet, qu'il fut jugé intéressant mais que, personne n'y donna
suite mis à part une demande d'enquête du Ministre en juin 1881 qui écrivait
alors : 'j'ai tout lieu de
craindre aujourd'hui que la
ligne ne
serve à tout autre chose qu'à l'usage auquel elle était primitivement
destinée." Heureusement
pour M.Dutertre, une discrète vérification des gendarmes permet au préfet
de répondre : "le
fil ne sert que dans un intérêt administratif et général."
Malgré
le support du docteur Laurent, membre de la Société Industrielle de
Rouen, qui argumenta sur la supériorité d’un réseau téléphonique
entre communes rurales par rapport au télégraphe, Louis Dutertre qui
avait construit et entretenu ce réseau à ses propres frais dans le souci
de l’intérêt administratif et général dut se résoudre à en arrêter
les améliorations en l’absence de certitudes durables de la part des
autorités.
|